1.5 - Le message de Bialowieza : mosaïque de réflexions sur la gestion des espaces protégés en France



























Biodiversité : l'Europe n'est pas organisée comme il le faut 

« Du point de vue de la biodiversité, il serait bien plus intéressant d'étudier des régions d'une très grande richesse faunique et floristique comme la Turquie ou le sud des Balkans, explique Louis Thaler. Pour expliquer ce fait, je dirai que l'Europe est organisée exactement comme il ne faut pas : pendant les phases froides du quaternaire, le continent s'appauvrit considérablement en nombre d'espèces, dont beaucoup se réfugient autour du bassin méditerranéen. Pendant les phases interglaciaires - c'est le cas à notre époque - le repeuplement, la richesse en nombre d'espèces qui devrait correspondre au climat n'est pas atteint: la barrière des reliefs empêche les espèces de recoloniser l'espace depuis le sud vers le nord »









































Le cas des marais de la Bierbza 

Norbert Schäffer étudie les communautés d'oiseaux aquatiques des marais de la Bierbza, où le gouvernement polonais vient de créer un Parc National de 650 km2 • Sur le plan ornithologique, cette zone de prairies humides se révèle extrêmement riche : Norbert Schäffer estime qu'elle abrite 50 à 70% de la population mondiale de la Phragmite aquatique, 8 espèces de fauvettes aquatiques, dont deux locustelles, six espèces d'aigles, trois rousserolles, etc ... Vivant sur place une bonne partie de l'année, Norbert Schäffer est bien placé pour nous parler des problèmes que va rencontrer ce nouvel espace protégé dans les toutes prochaines années : « Dans cet immense territoire de prairies inondables, la non-gestion sera la règle. Mais la succession de ces prairies de fauche va rapidement poser des problèmes : dans vingt ans, la végétation sera bien différente de ce qu'elle est aujourd'hui. Il y a encore quelques années, ces prairies étaient coupées à la faux, car ces zones sont beaucoup trop humides pour permettre la passage des tracteurs. Aujourd'hui, la plupart de ces terrains sont délaissés, un phénomène qui ne peut aller qu'en s'amplifiant, car on estime que d'ici dix ans, la Pologne fera partie de la C.E.E. : comme partout, l'agriculture sera de type intensif dans certaines zones fertiles, et les friches gagneront du terrain ailleurs. Beaucoup d'espèces d'oiseaux sont donc appelées à disparaitre. Pour maintenir le milieu en l'état dans les marais de la Biebrza, on estime qu'il faudrait faucher manuellement de 10 à 15 000 hectares tous les trois ans. C'est naturellement impossible. On recherche donc d'autres solutions à ce problème. Une des possibilités étudiées est de brûler les friches tous les dix ans ».






Les risques d'extinction des grands mammifères dans nos Parcs Nationaux : 

Selon Jacques Blondel, « le principal facteur limitant pour la gestion et la conservation, c'est l'espace. On a vu que des éléments de perturbation sont nécessaires au fonctionnement du système : la perturbation déclenche une succession écologique qui permet aux espèces de coloniser le milieu. Mais comme la probabilité d'une perturbation à un endroit donné n'est pas grande, il faut des surfaces importantes pour que le système fonctionne dans son ensemble. On sait également que la structuration des populations est très hétérogène dans l'espace. On parle par exemple de population-source : ce noyau dur de population «alimente» en permanence des populations périphériques, en position marginale, qui ne persisteront que si le noyau dur existe. Ce fonctionnement en méta-population - c'est dire un ensemble de populations connectées les unes avec les autres - nécessite de grands espaces. »

« Autre donnée, pour laquelle on a quelques idées très empiriques : l'abondance numérique minimum d'une population pour qu'elle soit viable. On sait par exemple qu'à partir d'une cinquantaine d'individus, une population est assez diversifiée pour éviter la dépression consanguine. On suppose qu'à partir de 500 individus, la variabilité génétique devrait être assez grande pour que les processus d'adaptation et d'évolution puissent fonctionner normalement. Ce qu'on ne sait pas très bien, c'est la taille de l'effectif minimal pour que les aléas démographiques ne risquent pas d'éteindre la population. C'est la raison pour laquelle il y a de graves risques d'extinction des grands mammifères dans nos Parcs Nationaux. A des échéances qu'on ne connaît pas très bien, et qui peuvent être de l'ordre de 50, 100 ou 200 ans. Mais de toutes façons, la durée de vie d'une population dans un espace exigu n'est pas éternelle, et la probabilité d'extinction n'est jamais nulle. »

 

Première question : la forêt de Bialowieza est parfois citée en exemple comme un des derniers refuges de la biodiversité européenne. Quel est son apport à la conservation de la biodiversité ?

Thierry Lecomte : le paradoxe des grands brouteurs

Friches : le rêve de nos scientifiques

De la non-gestion et de la dynamique des taches

Le temps

L'espace

Les visiteurs: les caractères primaires d'un espace protégé sont ils compatibles avec la fréquentation touristique ?

La leçon de Bialowieza
 

 

Parmi les questions que nous nous posions initialement, certaines se trouvent résolues de facto par les interventions de nos hôtes polonais : l'apport de Bialowieza à la recherche scientifique, le caractère exceptionnel de cet espace protégé, l'histoire d'une forêt primaire, le modèle de la Réserve Intégrale... D'autres appellent au contraire d'autres questions encore : en quoi cet écosystème contribue-t-il à la biodiversité de I'Europee ? Quels enseignements en tirer pour la gestion de nos espaces protégés ? Un champ d'investigation scientifique du type de la réserve intégrale est-il concevable en France ? Nous les avons posées aux membres du groupe d'études - et parfois à J.B. Falinski - en ajoutant la question subsidiaire : quel est - par rapport à votre discipline, à vos intérêts - le message de Bialowieza ? L'éventail des réponses est naturellement aussi large que l'incroyable richesse et «biodiversité intellectuelle» du groupe d'études. Mais quelques grandes lignes s'en dégagent.

Première question : la forêt de Bialowieza est parfois citée en exemple comme un des derniers refuges de la biodiversité européenne. Quel est son apport à la conservation de la biodiversité ?

Parmi nos scientifiques, la réponse est assez unanime : « Bialowieza ne contribue pas autrement que localement à la biodiversité européenne» résume Jacques Blondel. Pour sa part, Louis Thaler ajoute que «ce n'est pas tant au niveau des espèces représentées que Bialowieza est intéressante - car les espèces représentées ici sont bien connues ailleurs - mais en temps que milieu : on rencontre ici des types de milieu très variés, dont beaucoup n'existent plus dans les forêts d'Europe de l'ouest ».

Quant à Benoit Garonne, il estime qu'une expérience comme la réserve intégrale lui semble «bien plus indispensable au niveau scientifique et pédagogique qu'en rapport avec la biodiversité. D'ailleurs qu'est ce que la biodiversité ? Un parc zoologique ou un jardin botanique sont d'une très grande biodiversité, mais ne présentent aucun intérêt au niveau biologique. Par contre, si on veut comprendre la dynamique des populations végétales et animales - qui nous est indispensable pour gérer la biodiversité globale - il nous faut des endroits comme la réserve intégrale de Bialowieza.»

Exit, donc, le mythe de Bialowieza dernier refuge de la biodiversité européenne. Jean Paul Klein partage largement cette opinion. En faisant référence à la ripisylve rhénane - qu'il connait bien - et à son principal centre d'intérêt - la botanique - il nous en précise le contour :

« Il est vrai qu'il n'y a que peu d'espèces très rares à Bialowieza : du point de vue botanique, la biodiversité ne me semble pas forcément plus importante que dans des écosystèmes forestiers comme la ripisylve des bords du Rhin. Bien sûr, certaines plantes, rares ailleurs, sont très abondantes ici : j'y vois plutôt un effet biogéographique qu'un effet de milieu, et d'ailleurs, la rareté est un critère principalement géographique. Mais je pense qu'il est fondamentaI pour un naturaliste de se déplacer pour comprendre la biogéographie. Pour moi, il est extrêmement intéressant de voir des espèces très communes ici, et qui sont chez nous en limite d'aire, comme la Trientale par exemple, (Trientalis europaea), qui ne se rencontre que dans quelques stations des Ardennes, de Savoie et des Vosges - et qui est probablement une relique glaciaire. Ou encore la cigüe aquatique : c'est ici que j'ai compris qu'elle se développe préférentiellement dans les bras latéraux des cours d'eau, là où l'eau est de meilleur qualité que dans le lit principal. Pour moi, Bialowieza apporte une foule de renseignements sur des problèmes que nous nous posons dans le cadre de la gestion des réserves rhénanes. »

Thierry Lecomte : le paradoxe des grands brouteurs

Pour Jean-Paul Klein comme pour d'autres scientifiques et/ou gestionnaires du groupe d'études, le message de Bialowieza est donc une confirmation, voire une solution à certains problèmes posés dans leurs domaines respectifs. Pour Thierry Lecomte, spécialiste des grands herbivores, « le Parc National de Bialowieza est un point de passage obligé, une référence : on y voit très clairement l'action des grands herbivores sur le milieu, et l'amélioration des biotopes par le paturage ». Après avoir constaté que l'appauvrissement en espèces dans les friches de Normandie était dû à la disparition des herbivores - et après une thèse sur le sujet - Thierry Lecomte mène depuis 1979 une expérience originale au Parc Naturel Régional de Brotonne, en Seine Maritime : la réimplantation des «grands brouteurs». « Sur les bancs de l'Université, j'ai toujours entendu parler de la notion de climax : le retour d'un milieu anthropisé à «l'état naturel», c'est-à-dire laissé à l'abandon, devait forcément s'accompagner d'une augmentation du nombre des espèces. Or, avec les changements du monde rural et la disparition des exploitations agricoles en Normandie, on observait exactement le phénomène inverse : les friches sont très pauvres en espèces. On a pu constater que c'était l'action des herbivores qui maintenait le milieu ouvert ou semi-ouvert, et donc la biodiversité ». Une constatation que faisaient également, au cours de notre séjour, les professeurs Pucek, Falinski, Blondel...

« Le problème est qu'en Europe de l'ouest, nous n'avons plus de « grands brouteurs » à l'état sauvage depuis plusieurs siècles. J'ai donc dû chercher parmi les races actuelles le profil génétique le plus proche de l'auroch et du cheval sauvage, en m'aidant des données paléontologiques ou historiques. Finalement, nous avons opté pour la vache des Highlands et le cheval « Camargue ». On m'a pris pour un illuminé à l'époque, mais quinze ans plus tard, les deux espèces se sont très bien adaptées. Aujourd'hui, la diversité génétique est en augmentation, et le troupeau des brouteurs de Brotonne compte une quarantaine de têtes, que rejoindra peut-être bientôt une population d'élans ». Pour Thierry Lecomte, cette expérience, qui est «un peu la réinstallation d'un chaînon manquant» trouve sa confirmation à Bialowieza.

Friches : le rêve de nos scientifiques

« Paradoxalement, réintroduire des animaux domestiques s'est révélé plus naturel que de laisser le milieu en l'état » conclut Thierry Lecomte, abordant ainsi les problèmes de la non-gestion et de l'intervention humaine dans les espaces protégés. Le modèle de la réserve intégrale de Bialowieza est-il applicable en France ? Selon quels critères ? Est-il tout simplement utile ou souhaitable ? A cette dernière question, la réponse des scientifiques est immédiate et unanime : pour la recherche, l'apport théorique serait d'une telle richesse que nos chercheurs se prennent à envier leurs collègues polonais :

Louis Thaler pense « qu'il serait justifié d'avoir en France davantage de portions de massifs forestiers qui soient mis en réserve intégrale, si possible dans des bio-climats différents, et ceci, au moins dans plusieurs massifs. Je ne dis pas qu'il faut en faire une règle, mais il est certain que de telles réserves serait un apport inestimable pour la recherche. A Bialowieza, comme l'intervention humaine est très faible, on a la possibilité de voir évoluer un grand ensemble forestier de la manière la plus spontanée possible. A ce niveau, Bialowieza est un exemple irremplaçable, car nous n'avons pas de modèle qui permette d'observer des phénomènes qui s'étendent parfois sur de très longues durées. Je pense aux travaux du Pr Falinski sur les peuplements forestiers de la réserve intégrale : on a mis en évidence les grandes tendances, des sortes «d'ondes de développement» des peuplements dans la forêt. L'histoire du chêne ou du tilleul le montre : en régression depuis plusieurs siècles, le tilleul semble aujourd'hui être entré dans une phase d'expansion. Le chêne semble toujours en phase de régression, mais Falinski pense qu'il obéit en fait à un cycle extrêmement long. Oui, l'apport théorique de la réserve intégrale est inestimable. »

« Je rêve d'une directive européenne qui restituerait les friches et les milieux abandonnés par le remembrement à la vie sauvage », ajoute Benoit Garonne, tout en faisant remarquer qu'à sa connaissance « on manque complètement d'espaces protégés sur des sols fertiles, où l'on aurait la plus grande «production ». »

De la non-gestion et de la dynamique des taches

Jacques Blondel pense lui aussi aux espaces mis en jachère - qui, en France, concernent deux millions d'hectares : « Pour élaborer des propositions de gestion, on devrait tirer des tas d'enseignements de ces forêts d'Europe centrale. Des projets d'aménagement pourraient s'en inspirer. On pourrait imaginer, avec un peu de volonté politique, et un peu d'assistance et de gestion, du moins au départ, qu'une immense surface de jachère puisse être gérée selon le principe de la dynamique des taches. Tout en sachant qu'un milieu qui a été cultivé en maïs pendant plusieurs décennies passera par plusieurs stades, et mettra probablement des siècles pour redevenir une belle forêt de chênes ».

Le temps

Déjà abordée par Louis Thaler, la question de la longue durée semble à la base de toute expérience de non-gestion : Jacques Blondel pense que « les gestionnaires, confrontés à des problèmes pratiques, ne prennent pas assez en compte le facteur temps, générateur d'hétérogénéité et donc de biodiversité. Pour en revenir à mon exemple précédent, très schématiquement, on aura peut-être dans un premier temps des ronciers épouvantables, un stade que le gestionnaire n'aime pas, mais qui est presque obligatoire dans un cycle naturel. Ensuite les ronciers seront envahis par des arbustes, érables ou frênes par exemple. Ces arbres pionniers, dont les graines sont apportées par le vent, serviront de point d'appui aux animaux qui apporteront d'autres essences, comme le chêne ».

« On peut imaginer que l'aménageur crée artificiellement la mosaïque, ajoute Benoit Garonne. Ce qui nécessiterait énormément d'énergie. Ou alors de laisser la nature travailler pour nous - et pour nos descendants ». Benoit Garonne aborde ainsi le problème de l'intervention humaine dans un milieu du type «réserve intégrale». Est ce que la non-gestion - aujourd'hui acceptée comme principe de gestion d'un espace protégé - exclut toute intervention ?

« La non-gestion est bien une forme de gestion, répond Jacques Blondel. Mais il faut quand même prendre quelques précautions. Dans les forêts de conifères des grands parcs nationaux de l'ouest des Etats- Unis, une des premières mesures qui a été prise a été la lutte contre les incendies. Mais on s'est rendu compte très vite que l'incendie avait lui aussi un rôle à jouer en temps qu'élément de perturbation, et aussi de protection. Aujourd'hui, on déclenche volontairement des incendies limités et controlés qui jouent le rôle de pare-feux, et qui favorisent la régénération, notamment celle des séquoias dont les graines ont besoin d'un «choc thermique» pour germer. »

« De même, dans l'exemple du milieu cultivé en maïs pendant plusieurs décennies, le minimum initial d'assistance et de gestion auquel je faisais allusion pourrait se traduire dans la pratique par l'installation de porte-graines, du chêne par exemple». Et ne pourrait-on pas favoriser plusieurs espèces dans ce type d'intervention ? «Bien sûr, répond Jacques Blondel. Au départ, il faudrait replanter plusieurs essences. Dans nos forêts d'Europe occidentale, on peut dire qu'il y a une vingtaine d'espèces d'arbres dominants, pas plus. Si on voulait faire des boisements pionniers, une quinzaine d'espèces différentes suffirait. Le reste reviendrait tout seul ».

Lors du voyage, le problème du rapport nongestion / intervention humaine se trouvera singulièrement illustré par le cas des marais de la Biebrza, avec la rencontre de l'ornithologue Norbert Schaffer, de l'Université de Stuttgart.

L'espace

Autre problème - de taille - posé par le modèle de la réserve intégrale : l'espace. On a vu avec Jacques Blondel « l'importance de l'hétérogénéité spatiale dans un système forestier où les composantes faunistiques et floristiques sont indissociables ».

J.B. Falinski nous précise les contours du problème : « Les zoologistes polonais étudient depuis quelques années les possibilités de réintroduire d'autres espèces animales (après la restitution du Bison d'Europe et du Castor, et la réintroduction manquée de l'Ours) qui peuplaient originellement nos forêts. Le plus grand obstacle réside dans les exigences de ces animaux quant aux dimensions territoriales indispensables pour assurer la procréation et l'alimentation. Même pour de nombreux mammifères prédateurs encore assez communs en Pologne, les aires en question sont plus étendues que la surface du terrain qui s'y prête le mieux, le Parc National de Bialowieza (47 km2 ). Seule l'affectation de toute la forêt de Bialowieza entourant le Parc National (1250 km2 ), pourrait offrir des chances de succès ».

Alors, quelle taille pourrait-on concevoir pour une «réserve intégrale à la française» ? Louis Thaler pense « que des espaces de taille comparable à la réserve intégrale de Bialowieza, c'est à dire une cinquantaine de km2, seraient déjà extrêmement intéressants pour la recherche scientifique. Je pense aussi que nous devrions avoir les moyens de le faire en France. Nous avons tout de même la plus grande forêt d'Europe ».

L'opinion de Jacques Blondel est « qu'on ne pourra peut-être jamais faire des réserves de presque 50 km2 dans des milieux forestiers productifs, ça nous coûterait trop cher. On se rend bien compte qu'on ne peut procéder qu'à des pis-aller, ceux-ci consistant à coller au plus près à ce que ferait la nature si on pouvait avoir nos réserves actuelles sur de plus grandes surfaces ».

Michel Sinoir nous donne également son avis et quelques précisions sur le programme français : « Dans le cadre des réserves biologiques domaniales, un réseau de parcelles de non-exploitation forestière se met actuellement en place à l'échelle nationale. Mais il est illusoire de penser à des réserves de la taille de la réserve intégrale de Bialowieza (4700 hectares). D'abord parce qu'on n'a pas gardé de zones intactes ou du moins peu exploitées - sauf en zone de montagne, où l'on est confronté à des problèmes comme les avalanches ou les éboulements - et ensuite parce qu'on a peu de maîtrise foncière dans les parcs nationaux français : dans le Parc National des Pyrénées, par exemple, il n'y a que 250 hectares de forêt domaniale sur une superficie totale de 45 700 hectares. On ne peut donc pas imaginer des réserves intégrales de la taille de celle de Bialowieza. Par contre, pour le réseau de réserves forestières qui se met actuellement en place, on peut imaginer des surfaces de l'ordre de 200 hectares. D'une manière générale, je pense qu'il est possible, utile, et même indispensable que ce réseau se mette en place. Il faut aussi qu'il soit représentatif de la plupart des massifs forestiers français, y compris en plaine, mais les dimensions des réserves iront à mon avis de quelques dizaines à quelques centaines d'hectares ».

Toujours au sujet de l'espace, pourrait-on imaginer des petits espaces protégés reliés entre eux, au lieu d'une grande surface d'un seul bloc ? « Oui, répond Jacques Blondel. A la condition qu'ils ne soient pas trop éloignés les uns des autres. Le principe de la dynamique des taches, c'est que chaque tache soit reliée aux autres par des corridors, des milieux à travers lesquels les animaux puissent se disperser ». C'est aussi l'avis de J.B. Falinski : « De meilleures conditions pour une protection de la nature appréhendée de manière globale pourront apparaître quand les parcs nationaux seront entourés de parcs paysagers reliés entre eux par des zones de paysage protégé. Les zones de paysages protégés devraient fonctionner comme des couloirs écologiques favorisant les migrations des plantes et des animaux et assurant les conditions propices aux échanges génétiques ».

Les visiteurs: les caractères primaires d'un espace protégé sont ils compatibles avec la fréquentation touristique ?

Patrick Le Meignen, Directeur-adjoint du Parc National du Mercantour, nous avait parlé de la très importante fréquentation touristique du Parc National, qui accueille près d'un million de visiteurs par an - un chiffre en augmentation constante. L'exemple de Bialowieza représente- t- il un modèle pour les rapports entre la conservation de la nature et la fréquentation touristique ? « En tous cas, ce modèle n'est pas directement transposable chez nous, estime-t-il. Les méthodes de gestion sont trop différentes. Nous ne disposons pas d'un espace du type «réserve intégrale », et l'accès des sites les plus fréquentés, comme la Vallée des Merveilles ou le lac d'Allos sont très aisés à partir de la proximité des routes départementales et des portes d'entrée en zone centrale. En fait, je pense que les structures, l'espace, et la définition même des parcs de Bialowieza et du Mercantour sont trop différents pour qu'on puisse en tirer des enseignements de gestion globale du territoire protégé. En revanche, les données recueillies sur la dynamique et la diversité biologiques à partir d'ensembles tels que Bialowieza, apparaissent très utiles dans la perspective du protocole de suivi et de gestion des forêts subnaturelles et du réseau de réserves forestières intégrales dont nous encourageons la mise en place ponctuellement ».

Pour sa part, Jacques Blondel estime que « pour les végétaux, la fréquentation n'est pas de première importance, encore qu'un excès de piétinement peut avoir des conséquences négatives. Mais il est certain qu'une pression touristique trop forte est nuisible à la faune. Pour les animaux les plus craintifs, comme les grands carnivores, une forte fréquence de dérangement est très mauvaise, et ce, même pendant la journée. Trente mille visiteurs par an dans la réserve intégrale de Bialowieza, c'est beaucoup. La direction du parc commence d'ailleurs à trouver que c'est trop ».

Benoit Garonne pense que « le message que nous communique Bialowieza n'est pas d'ordre touristique. Au niveau de la collectivité, la finalité est de l'ordre du savoir : on doit pouvoir penser la nature sans référence à nous-mêmes. La fréquentation touristique est incompatible avec l'existence de tels sanctuaires. Sans les explications de Ludwig Tomaliojc, très peu d'entre nous auraient saisi l'originalité du système : pour comprendre le message, il nous faut absolument un intermédiaire. Il faut des gens qui comprennent comment les choses se passent pour pouvoir communiquer leur savoir aux autres. Je voudrais citer l'exemple de la grotte de Lascaux : pour rendre service à la collectivité, certains sites doivent être protégés de celle-ci, pour mieux lui être rendus par la suite. Ce devrait être identique pour les réserves intégrales : la survie de l'original est incompatible avec une fréquentation importante ».

La leçon de Bialowieza

Il revient certainement à Jacques Blondel, à l'origine de ce voyage (« malgré lui », dit-il), de conclure sur l'enseignement que l'on pourrait tirer de Bialowieza :

« Le véritable message de Bialowieza ? L'importance de l'hétérogénéité spatiale et temporelle. La forêt nous montre la dynamique interne du système, avec cet espèce de récurrence de bouleversements, d'arbres qui tombent, de micro-structures créées par les arbres ou les animaux. Je crois que le principal message que ces forêts d'Europe centrale peuvent apporter à la gestion de nos forêts et nos espaces protégés, c'est de bien comprendre le système et son hétérogénéité. Parce que les surfaces ne sont pas assez grandes pour que le régime des perturbations qui entretiennent la dynamique des taches puissent s'appliquer normalement, et aussi parce que les prédateurs se sont éteints, nos milieux d'Europe occidentale sont complètement artificialisés, anthropisés ».

« Ce que j'ai essayé de montrer pendant ce voyage, tant aux étudiants qu'aux professionnels, c'est que la forêt n'est pas une plantation d'arbres. Les Landes ne sont pas une forêt, mais une plantation. Une forêt, c'est un tout, un tout intégré dans lequel chaque composante élémentaire a une fonction. Le cortège floristique sans le cortège faunistique n'est pas viable : les deux sont complètement interdépendants. La preuve : une partie très importante de la flore est dispersée par les animaux, et plus on va vers des stades mûrs, plus l'importance des animaux comme vecteurs de graines devient importante ».

« Pour les participants au voyage qui sont des gestionnaires d'espaces protégés, je pense que cet enseignement est intéressant parce qu'on se rend compte d'une hétérogénéité, créée par les perturbations, qu'on ne rencontre plus dans nos forêts aménagées. Or, les gestionnaires n'aiment pas les perturbations : c'est un échec pour le forestier d'avoir un chablis, ou de laisser sur pied un arbre qui a dépassé son stade de croissance maximale. Ce qui nous manque le plus pour la gestion de nos milieux en Europe Occidentale, c'est la compréhension scientifique du fonctionnement des systèmes. Je pense que la recherche scientifique devrait être, de manière générale, en amont de tout programme de gestion et d'aménagement ».