1.2 - Leçons de choses dans la réserve intégrale
Le chablis : moteur de la sylvigénèse
« Le renouvellement du peuplement est déclenchée par un chablis, « l'événement 0 » qui effondre la structure existante, souvent fermée, et permet une nouvelle régénération dans la trouée. Le chablis apparait comme le moteur de la sylvigénèse qui va permettre à un ensemble d'individus de s'installer à un moment donné, à un endroit donné, pour constituer un élément dit « spatio-temporel » du peuplement ». (In : Frederic Mortier, Forêts et réserves forestières en Pologne. L'exemple du Parc national de Bialowieza. 1989).
Bialowieza : la biodiversité par les chiffres
Sur le plan du patrimoine faunistique. plus de 10 000 espèces ont été recensées :
• 62 espèces de mammifères, dont les plus remarquables sont le Bison d'europe, loup, lynx, castor, loutre, martre, chien-viverin,
• 228 espèces d'oiseaux : pygargue à queue blanche, grue cendrée, cigogne noire, bondrée, circaète jean le blanc, grand tétras, tétras-lyre,
• 8500 espèces d'insectes ( « Dont 26 espèces de moustiques » précise Bogdan Jaroszewicz...), mais l'inventaire n'est pas encore terminé.
On estime que la flore de la réserve intégrale est riche d'environ 8500 espèces, mais des études en cours, notamment sur les cryptogames, pourraient apporter de nouvelles données. 632 espèces de plantes vasculaires ont été recensées dans la réserve et sa zone-tampon, dont 437 indigènes, les autres étant colonisatrices ou introduites par l'homme. On recense 150 espèces de mousses et 210 espèces de lichens, environ 500 espèces de champignons, ainsi que 192 espèces de champignons parasites...
Aux côtés de l'écologue Jacques Blondel, la visite de cet espace exceptionnel est une véritable leçon de choses : la mosaïque des stations forestières, l'extrême diversité des milieux lui permettent d'illustrer la théorie de la dynamique des taches et de dégager les grands traits caractéristiques d'une forêt à caractère primaire.
Première surprise : pas de jungle inextricable
Depuis le sentier autorisé, le regard du visiteur porte loin sous la voûte des grands arbres : on pourrait marcher facilement dans les sous-bois de la forêt de Bialowieza. « Bien sûr » explique Jacques Blondel, «la forêt primaire n'est pas l'amas inextricable de broussailles, buissons et bois mort, que certains forestiers français prétendent décrire. Telle qu'on la conçoit en France, la forêt ne pourrait rester belle et agréable que si l'homme intervient pour la gérer. En marchant dans la forêt de Bialowieza, on voit tout de suite que c'est complètement faux. On pourrait facilement se déplacer dans le sous-bois d'une forêt ancienne. »
La deuxième leçon de choses de la réserve intégrale est impressionnante
Nous sommes au pied d'un tilleul - Tilia cordata - qui culmine à 42 mètres. «On a ici une diversité de hauteur qui est extraordinaire, avec l'épicéa le plus haut à 57 mètres, et aussi des charmes, tilleuls et érables à plus de 40 mètres. La structure, l'architecture des arbres est très différente de celle des forêts occidentales, où l'on rencontre rarement des arbres de cette taille. En fait, on ne peut pas dire que Bialowieza soit plus riche en essences végétales. Par contre, la répartition des arbres dans l'espace est différente, puisque dans la forêt gérée, les sylviculteurs favorisent certaines espèces au détriment d'autres ».
Troisième leçon. De l'influence des perturbations
Pour Jacques Blondel, un des faits marquants de la réserve intégrale est l'extrême diversité des milieux : « Regardez : on passe brutalement d'une parcelle dominée par le chêne à une autre dominée par le charme, de la forêt sèche à la forêt inondée, d'un milieu ouvert à un milieu fermé... Sur le plan des végétaux, l'hétérogénéité à petite échelle est marquante. Ce très fort renouvellement n'est pas seulement dû aux différences de topographie et de sol, mais provient aussi de l'action des animaux - les grands ongulés, dont on vous reparlera certainement - et des perturbations. Celles-ci peuvent être endogènes, je dirais intérieures à la forêt - la chute d'un grand arbre par exemple - ou exogènes : tornades, incendies spontanés, inondations ».
«Un des grands acquis de la science écologique des dernières décennies a été de se rendre compte de l'extraordinaire hétérogénéité spatiale créée par les perturbations, et de l'importance de l'espace pour la distribution et l'abondance des espèces animales. On disait encore récemment que la succession écologique tendait vers la notion de climax, stade ultime atteint par un peuplement végétal, en équilibre avec les conditions de climat et de sol. Dans la plus grande partie de l'Europe, le climax classique était - disait-on - la forêt mûre. On se rend compte aujourd'hui qu'en réalité, les perturbations endogènes et exogènes créent localement des bouleversements complets, ainsi que des processus constants de régénération. C'est ce qu'on appelle la « patch-dynamics », la dynamique des taches, parfaitement illustrée par ce qu'on voit à Bialowieza. Ces taches d'habitat, de quelques ares, hectares ou km2 au maximum, sont constamment en renouvellement, en succession, un peu comme de petites étincelles qui s'allument à différents endroits de l'espace, et qui engendrent une mosaïque en perpétuelle transformation. »
Une mosaïque en perpétuelle transformation
Pour mieux préciser le principe de la dynamique des taches, Jacques Blondel nous en donne une autre image : « Si on accélérait dans le temps ce qui se passe dans la forêt de Bialowieza, si on transformait 300 ans en une minute pour le projeter sur un écran, on verrait comme un kaléidoscope qui tourne en permanence, chaque couleur du kaléidoscope étant un milieu particulier, récemment perturbé ou en passe de l'être... Voilà le principe de la dynamique des taches. »
Imposant, un magnifique élément de perturbation se dresse d'ailleurs devant nous : c'est le système radiculaire d'un « chablis », un grand arbre pluricentenaire renversé par le vent ou la neige et dont les racines, mêlées d'humus et déjà colonisées par de nouvelles espèces de végétaux, culmine à plus de cinq mètres de hauteur. Dans cette partie de la forêt, les chablis récents sont nombreux : on voit leurs racines se dresser comme d'énormes roues noires et droites.
La forêt n'est pas hostile aux grands ongulés
Autre enseignement, tiré des travaux des mammalogistes de Bialowieza et distillé par Jacques Blondel : « La diversité et la biomasse des grands ongulés sont bien plus fortes dans les forêts feuillues naturelles que dans les forêts aménagées. C'est très intéressant, et va à l'encontre de toutes les idées reçues. On prétendait autrefois que la forêt profonde - on disait climacique - était hostile aux grands ongulés. Faux : les grands ongulés profitent de la dynamique des taches, et ils y contribuent également. Il est probable qu'autrefois les tarpans, bisons et autres grands ongulés entretenaient plus ou moins des clairières, créant ainsi des éléments d'hétérogénéité dans l'espace ».
Enfin, avec la découverte, au milieu d'une allée forestière, de traces de Lynx, puis un peu plus loin, d'excréments de Loup, on en arrive au chapitre «prédateurs» : «Les grands prédateurs sont des acteurs importants pour le fonctionnement du système. On sait qu'une de leurs fonctions est de terroriser les proies en permanence, créant ainsi une sorte de perturbation. Cet effarouchement permanent fait que les proies - populations de cervidés par exemple - sont dispersées dans l'espace. Sans prédateurs, ces populations peuvent atteindre de grandes concentrations et occasionner des dégâts considérables à la forêt. »
« Mais je voudrais une dernière fois revenir sur cette extraordinaire hétérogénéité spatiale, qui, pour la faune, crée ce qu'on peut appeler des niches ou des habitats: dans une petite tache d'habitat, un petit élément de la mosaïque comme ce chablis, on trouvera tel ensemble d'espèces, différent de celui que vous trouverez quelques mètres plus loin, dans une autre pièce du puzzle. Toutes ces espèces ne sont là que parce que des perturbations créent la mosaïque et créent l'hétérogénéité. C'est pour celà que plus la forêt est diversifiée au point de vue de sa structure et de son architecture, plus il y aura de micro-habitats disponibles, et donc d'espèces différentes qui les utiliseront ».
La faune : grand nombre d'espèces, faibles densités et comportements primaires
La richesse en nombre d'espèces constitue un des traits les plus caractéristiques de la faune des forêts primaires - trait qui se retrouve aussi bien dans les forêts tropicales qu'à Bialowieza : «Alors que dans nos forêts d'Europe occidentale, du moins dans ce que nos forestiers appellent une forêt, on a une trentaine d'espèces d'oiseaux nicheurs, dans les forêts complexes et structurellement dynamiques d'Europe centrale, on en dénombre une bonne soixantaine. Il y a donc une très grande richesse en nombre d'espèces, mais très peu d'individus par espèce. Les populations sont limitées par les prédateurs : l'espace constitue une défense contre ceux-ci. Chez certaines mésanges par exemple, on compte ici entre un et trois couples sur 10 hectares, alors que dans nos forêts occidentales, on pourra avoir jusqu'à 20 couples sur la même surface. D'où des comportements très différents.
Juste un exemple, que vous précisera certainement l'ornithologue Ludwig Tomialojc, qui compare les populations d'oiseaux à Bialowieza et dans les zones anthropisées d'Europe de l'ouest : dans les forêts de Belgique, on observe des taux de polygynie très importants, jusqu'à trois femelles pour un mâle. Un phénomène que mon ami Ludwig, en plusieurs centaines d'heures d'observation, n'a pas constaté une seule fois à Bialowieza. Ici, les animaux sont chez eux dans la forêt. Dans les forêts occidentales, l'homme est chez lui : les conditions d'habitats s'en trouvent bouleversées : moins de prédateurs, moins de perturbations, moins de micro-habitats. L'homme a entrainé une pression de sélection qui change le comportement des animaux ».