1.4 - Dernières nouvelles de Bialowieza : état de la recherche
Le bison européen est un miraculé : la chasse et une longue série de vicissitudes l'ayant presque conduit à l'extinction, c'est un stock de 12 individus - 5 mâles et 7 femelles - qui est à l'origine des actuelles populations. « On peut dire que les éleveurs ont eu la chance de ne pas tomber sur des gènes mettant en danger l'espèce », commente le professeur Pucek, de l'institue de Recherche sur les Mammifères. Sur ce chapitre, Bialowieza joue un rôle de tout premier plan, puisque c'est ici qu'on a réintroduit les premiers troupeaux à l'état sauvage. C'est également ici que s'est jouée, après la disparition du dernier bison d'Europe en liberté en 1919 - la survie de l'espèce.
La station de géobotanique, détachée de l'Université de Varsovie, est installée en lisière du Parc National, et à deux kilomètres de la réserve intégrale. Les travaux qui se poursuivent ici, sous la direction du Pr Falinski sont une référence dans le monde de l'écologie scientifique, tant pour la connaissance des phytocénoses peu modifiées, comme la réserve intégrale, que pour comprendre les caractéristiques des milieux gérés par l'homme. Les orientations de recherche portent sur des sujets aussi divers que « les variations saisonnières au sein des communautés forestières », « l'impact des chablis et de la présence du sanglier sur la dynamique et la structure forestière», ou «le régime alimentaire de la faune sauvage ».
Les communautés d'oiseaux de la Réserve Intégrale Richesse en espèces et densités modérées Pourquoi le Merle Noir est noir |
La renommée des chercheurs de Bialowieza déborde largement les frontières polonaises : dans des domaines comme l'ornithologie (Ludwig Tomialojc, Thomas Wesolowski ... ), de la Mammologie (Prs Pucek, Krascinski, Okarma), ou de la Géobotanique (Prs Falinski, Falinska), les différentes orientations de recherche ont en commun de constituer une référence dans le monde scientifique international. C'est dans l'auditorium de l'Institut de Géobotanique que nous reçoivent nos hôtes Ludwig Tomialojc, D. Pucek, Henrik Okarma, et J.B. Falinski.
Les communautés d'oiseaux de la Réserve Intégrale :
Depuis 1975, Ludwig Tomialojc et ses collègues étudient le fonctionnement des communautés d'oiseaux de la réserve intégrale de Bialowieza. Ayant longuement étudié l'avifaune des forêts ouest-européennes, notamment dans les îles britanniques, son exposé lui permet de comparer la variabilité des comportements entre forêt gérée et forêt primaire.
«Les caractéristiques principales de la forêt primaire, que l'on retrouve à Bialowieza, me paraissent être la richesse en espèces, les densités modérées de population, et les caractères primitifs des comportements de nidification et de nutrition.»
Richesse en espèces et densités modérées
«110 espèces d'oiseaux se reproduisent dans la Réserve Intégrale de Bialowieza: c'est 57 % de plus que dans une forêt bavaroise de taille comparable, ou 43 % de plus que dans l'ensemble des îles britanniques. Dans les forêts anglaises, beaucoup d'espèces devraient être présentes, mais ont disparu depuis 3, 4 ou 5 siècles, sans qu'on puisse apporter de date précise à ces disparitions ...».
Deuxième caractéristique de la réserve intégrale : les densités modérées des populations, dont nous parlait Jacques Blondel : «Dans la réserve intégrale, 56% de l'avifaune repose sur des espèces représentées par moins de trois individus au km2 précise Ludwig. Ce sont sensiblement les mêmes chiffres que dans les forêts tropicales.»
Pourquoi le Merle Noir est noir
«Troisième point remarquable : les caractères primitifs des modes de nidification et de nourriture. De nombreuses espèces se montrent ici parfaitement adaptées dans leur milieu originel, y compris des espèces que l'on ne supposait pas forestière ; je pense au merle noir, par exemple. En le voyant sur les vertes pelouses de Hyde Park, vous ne comprendrez jamais pourquoi le Merle Noir est noir. A Bialowieza, on se rend compte qu'il vit dans les endroits les plus sombres de la forêt, et que la femelle se confond parfaitement avec les racines des chablis où elle niche souvent.»
En 500 heures d'observation, l'équipe du Pr Tomialojc a ainsi suivi 18 nids de merles noirs dans la Réserve Intégrale : «Nous avons tout d'abord remarqué que 60 à 80% des nids sont établis dans des endroits qui n'existent pas dans la forêt gérée ou en milieu urbain : 60% des couples nichent dans les trous d'arbres par exemple, et non pas dans les buissons. Comparées aux populations des forêts et parcs ouest-européens, les communautés de la forêt primaire présentent des caractères nettement différenciés :
Forêt primaire Surtout migratoire Vastes territoires Jusqu'à 7 oeufs par nid |
Milieu urbain Résident ou partiellement migratoire Territoires en moyenne la fois plus petits 3,6 oeufs par nid |
« De plus, certains phénomènes courants sont complètement inconnus dans la forêt primaire, comme les combats femelle-femelle par exemple, très fréquents en milieu anthropisé, et que nous n'avons pas observé une seule fois dans la réserve intégrale » ajoute Ludwig Tomialojc.
Son équipe se penche actuellement sur les relations très complexes qui régissent les rapports entre ressources et nidification : « En comparant sur plusieurs années les populations d'espèces très proches et connaissant les mêmes ressources (Mésanges Bleue et Charbonnière, Grive et Merle Noir), nous avons constaté que les deux populations fluctuent en parallèle d'une année sur l'autre, et non pas en sens inverse, comme ou aurait pu s'y attendre. Cette constatation nous a beaucoup surpris, mais pour le moment, les raisons de l'évolution en parallèle de ces populations restent encore mal connues.»
« Nous pouvons dire que ces fluctuations de nombre ne sont pas liées uniquement aux ressources : la biomasse d'une population de chenilles peut varier de 2200 fois d'une année sur l'autre, alors que les populations d'oiseaux ne varient que dans la proportion de 1,5. Il est certain que les prédateurs jouent un rôle d'une importance primordiale, mais variable d'une année sur l'autre : un printemps, nous avons enregistré que 11 % des oeufs de grive et merle étaient détruits par les prédateurs moyens (pics, lérots, corvidés, écureuils...). L'année suivante, la proportion était de 44%. En règle générale, nous pouvons seulement affirmer que le pourcentage de destruction des nids est équivalent aux chiffres des forêts tropicales, c'est-à-dire bien plus élevé que dans les habitats anthropogéniques.
En conclusion, j'en reviens au fait que beaucoup d'espèces, que l'on disait caractéristiques de milieux ouverts, comme le Merle Noir, se révèlent en fait parfaitement adaptées à la vie en forêt. »
Pour le jeune Docteur Henrik Okarma, de l'Institut de Mammalogie, il est clair que «les industries forestières modernes ont changé drastiquement la structure des espèces de grands mammifères». Les études que le Dr Okarma mène actuellement sur les populations de grands prédateurs de Bialowieza, loup et lynx notamment, lui permettent de nous faire part d'observations très précises sur les comportements et habitudes territoriales de ces espèces.
«Nous avons commencé par étudier les populations d'ongulés, principale ressource alimentaire des grands prédateurs. Il nous est apparu très clairement que la forêt mixte de la réserve intégrale est bien plus riche en ongulés que la forêt gérée, où le conifère domine. Cette constatation va à l'encontre de toutes les idées reçues, mais peut s'expliquer par le fait que la forêt de feuillus est pleine de ressources alimentaires pour les ongulés : graines, fruits, broutis, herbes et graminées, petits invertébrés qui entrent dans l'alimentation des sangliers. Si l'on compare les densités au kilomètre-carré dans la réserve intégrale et dans la forêt gérée, le phénomène est très marqué :
Réserve Intégrale | Forêt gérée | |
Cerf Elaphe | 13 / km2 | 5 / km2 |
Sanglier | 12 / km2 (jusqu'à 26 certaines années) |
4 / km2 |
Chevreuil | 3 / km2 | 5 / km2 |
« Remarquez que le chevreuil, grand consommateur d'herbe dans les prairies ouvertes, est une exception. Le cas du sanglier est plus intéressant : les populations nous sont apparues largement dépendantes de l'âge des arbres de la forêt. La production de graines suit en effet des cycles parfois très longs qui se répercutent sur la biomasse. Nous avons par exemple noté des populations en expansion pendant dix années consécutives, puis, lors d'une année sans graines, près de 70% de la population a disparu en un seul hiver. »
Le Loup : un prédateur opportuniste
« Depuis 7 ans, nous menons une étude sur les habitudes alimentaires du loup. En comptabilisant les carcasses retrouvées, nous sommes arrivés aux chiffres suivants :
Proie | Réserve Intégrale | Forêt gérée |
Cerf | 83 % | 74 % |
Sanglier | 15% | 4 % |
Chevreuil | 2 % | 21 % |
Elan | 0 | 1 % |
« Par comparaison au précédent tableau de répartition des populations d'ongulés, il apparait que le loup est un prédateur parfaitement opportuniste. Pour tenter de préciser l'utilisation de l'espace par le loup, nous avons commencé il y a deux mois une expérience de radio télémétrie similaire à celle que nous menons depuis plusieurs années sur le lynx. »
« Sur les 9 individus que nous avions équipé d'un radio-collier, six sont encore en vie, les trois autres ayant été tués par des braconniers. La dimension du territoire est d'environ 150 km2 pour une femelle, et de 2 à 300 km2 pour un mâle. L'utilisation de l'espace est à peu près similaire à celle du loup. Ce qui nous a paru particulièrement intéressant - et surprenant - est le fait que les territoires se recouvrent partiellement, et même parfois complètement. Nous avons même constaté qu'un des mâles parcourait tous les autres territoires, et qu'il entrait en contact, pacifiquement semble-t-il, avec les autres mâles au sein de leurs territoires respectifs. En fait, on ne devrait pas utiliser le terme de territoire dans le cas du Lynx. »
« Le Lynx chasse et tue des proies parfois très grosses : biches, chevreuils, sangliers. Ses habitudes alimentaires sont assez particulières : il mange quelques kilos de viande du gibier juste tué, puis le recouvre soigneusement de feuilles et de branches. En quête d'une meilleure cachette, il peut déplacer une carcasse plus grosse que lui sur plusieurs dizaines de mètres. La nuit suivante, le lynx reviendra consommer les restes jusqu'à utilisation complète de sa proie : rien ne se perd. »
«Trois années d'étude nous ont permis de quantifier le régime alimentaire du lynx :
Cervidés (Biche, chevreuil) Lièvre Sanglier |
87 % 11 % 2 % |
« Du fait de ses habitudes alimentaires, le lynx reste plusieurs jours plus ou moins au même endroit. Dans de bonnes conditions de conservation, un chevreuil sera ainsi entièrement mangé en 5 ou 6 jours, et une carcasse de biche pourra durer jusqu'à 10 jours. Naturellement, il arrive très souvent qu'un autre animal découvre la proie cachée et s 'en repaisse : le Lynx entretient ainsi une large communauté de prédateurs. Nous avons pu constater que les sangliers, à eux seuls, obligeaient le lynx à tuer deux fois plus de proies que ce qui lui est nécessaire. »
Fondée en 1923 à Byalistok, la Société Internationale pour la protection du bison entreprend de sauver l'espèce à partir d'individus survivant dans divers jardins zoologiques européens. Le professeur Pucek fait le point sur les populations actuelles et leur histoire :
« Il existe aujourd'hui environ 3500 individus dans le monde, dont 51 % vivent en liberté. 65% du troupeau mondial appartient à une sous-espèce montagnarde : Bison Bonasus Caucasicus ou « Lowland Caucasian » (LC), et 35% à la sous-espèce Bison Bonasus Bonasus, ou « Lowland Bison » (L), le Bison de Bialowieza. »
« A la suite de l'extermination des derniers troupeaux sauvages dans la forêt de Bialowieza et le Caucase, un total de 54 individus survivait dans les zoos et les parcs zoologiques européens. Pour des problèmes de maladie ou de vieillesse, beaucoup n'ont pas joué de rôle dans le programme de reproduction. C'est finalement un stock de 12 individus (5 mâles et 7 femelles) qui est à l'origine des populations actuelles. On peut dire que les éleveurs ont eu la chance de ne pas tomber sur des gènes mettant en danger l'espèce. »
« En 1987, on dénombrait 26 troupeaux à l'état sauvage. La rivière Pripet constitue aujourd'hui la frontière entre les deux lignes génétiques de L et LC. En 1946, les Soviétiques ont relaché dans le Caucase des individus issus de croisements entre bisons européens (LC) et américains, ce qui constitue, à mon avis, une énorme erreur. Que devons nous faire avec ces hybrides ? Comment éviter les croisements avec le Bonasus bonasus ? »
« Depuis 1970, nous avons retouvé le taux de croissance de la population que l'on connaissait avant la guerre : autour de 14 à 18% par an. Depuis cette date, nous essayons de limiter la population autour de 230-250 individus dans la partie polonaise. Du côté biélo-russe, le troupeau est évalué à 300 têtes. De manière parfaitement empirique, 500 est considéré comme le nombre minimum garantissant une variabilité génétique assez forte pour que les processus d'adaptation et d'évolution puissent fonctionner normalement. C'est pour celà que nous sommes intéressés aux projets de réintroduction du bison dans d'autres pays européens, comme l'expérience actuellement menée en Margeride : 9 individus y ont été transférés en 1991, suivis de 14 autres un an plus tard. »
« Dans la partie gérée de la forêt de Bialowieza, les forestiers se plaignent des dégats causés par les bisons. En fait, le régime du bison est constitué d'herbes et de mousses à 90%, et seulement pour 8 à 10% de brouttis : les dégats sont surtout causés par une importante population de chevreuils. Le régime du chevreuil repose sur les brouttis dans une proportion variant de 60 à 80%. Dans la partie qui n'appartient pas à la réserve intégrale, les chevreuils sont chassés depuis 3 ou 4 ans. Dans le cas du bison, l'écorçage se fait surtout à l'approche de l'hiver, période pendant laquelle nous fournissons du foin aux troupeaux. »
Certaines recherches - sur la dynamique des peuplements notamment - se poursuivent de manière continue depuis 1936. D'autres, comme les études sur la dynamique des phytocénoses, font l'objet d'observations régulières, tous les 5 jours, depuis 29 ans : 80 placettes permanentes d'observations sont ainsi photographiées. « Par la photo-interprétation, nous cherchons à dresser une carte du dynamisme de l'espace,» nous explique le Pr Falinski. «Notre but est de trouver une forme d'expression de lous les processus qui occupent une surface, et de donner une image globale des changements et du dynamisme de la végétation. Beaucoup de nos orientations de recherche portent sur le long terme : il faut savoir que le cycle de régénération secondaire des arbres caducifoliés est d'au moins 350 ans, celui d'une forêt de marécage de 150 ans... Des cycles bien plus longs que la durée d'une vie humaine, et qui sont donc très difficiles à enregistrer. Certains phénomènes apparaissent clairement grâce à la photo-interprétation. Regardez ces photos aériennes, par exemple. Elles font apparaitre des lignes de Salix et Betulus qui correspondent en fait à d'anciens chemins en limite de layons. »
« Dans les conditions naturelles de la réserve intégrale, autrement dit dans une situation libre des différentes actions anthropogènes, nous observons presque simultanément tous les processus composant la dynamique non périodique de la végétation : fluctuation, régénération, régression, ou successions secondaires et primaires. Six groupements forestiers subissent surtout la fluctuation : Tilio-Carpinetum, Circaeo-Alnetum, Carici elongatae-Alnetum, Pino-Quercetum et Peucedano-Pinetum. La régénération touche principalement trois groupements : Pino-Quercetum, certains fragments de Tilio-Carpinetum, et Peucedano-Pinetum. »
« La réalisation de recherches générales dans la forêt de Bialowieza, dans les domaines de l'écologie, de la pédologie. de l'écologie des paysages, de la biogéographie et de la taxonomie des plantes et des animaux est possible grâce aux caractères et facteurs suivants :
- une situation biogéographique et hydrologique particulière dans le continent européen.
- la diversité des écosystèmes rencontrés et leur caractère naturel
- l'action effective de la préservaton grâce aux instituts de recherche installés sur place.»
J.B. Falinski donnait ensuite plusieurs exemples de recherches et d'observations en cours :
- La préférence manifestée par les grands mammifères pour certains milieux nourriciers, et leur influence sur le cours des processus écologiques (fluctuation, succession, régénération). On montre par exemple une relation très nette entre la taille des populations de cervidés et les stolons du tilleul.»
- L'établissement d'un nouvel état d'équilibre dynamique entre Géophytes et Hémicrytophytes dans la strate herbacée de la forêt résultant des broutis permanents des sangliers.»
- La résistance des biocénoses naturelles locales à la pénétration d'espèces étrangères de plantes et d'animaux.»
- L'individualité phénologique des groupements forestiers s'exprime par la répétitivité d'année en année, chez chacun d'eux, du même rythme saisonnier ; et donc par la séquence répétée de leur développement quel que soit le moment d'apparition du printemps climatique. Cette observation est menée tous les 2 ans, fin avril, au début du bourgeonnement, sur 4 parcelles permanentes. »
- Enfin, on remarque que des individus de méme espèces présentent une variabilité élevée de leurs caractères morphologiques selon les types de stations qu'ils occupent. Ces variations ont été observées chez l'épicéa, le pin sylvestre, et aussi chez le charme, le noisetier et la bourdaine. La variabilité est visible au niveau de la taille des feuilles, des fruits et des graines, de la longueur du pétiole, ou du degré de pilosité. »
« En conclusion, je voudrais revenir sur les deux facteurs qui me paraissent les plus remarquables de la forêt primaire : le rôle des chablis, et celui des grands herbivores. »